De bib­lio­thèque munic­i­pale elle n’en portera plus que le nom. Dans vingt ans, cette insti­tu­tion cul­turelle de prox­im­ité ressem­blera plus à un attrayant ate­lier de partage créatif et con­nec­té qu’à des rayons inter­minables de col­lec­tions entassées sur des étagères. C’est la volon­té des respon­s­ables du min­istère de la Cul­ture et des bib­lio­thé­caires qui gèrent ces étab­lisse­ments, en étroite col­lab­o­ra­tion avec les col­lec­tiv­ités locales. Il y a urgence. En pro­gres­sion nette du début des années 70 au début des années 2000, le nom­bre d’inscrits n’augmente plus aujourd’hui, par­al­lèle­ment à une pra­tique de la lec­ture en baisse.

 

A la bib­lio­thèque Mar­guerite-Audoux, dans le 3e arrondisse­ment de Paris, on ren­con­tre encore tous les ingré­di­ents d’une médiathèque clas­sique. Des cotes bien définies, des rayons thé­ma­tiques, un silence de cathé­drale et quelques rats de bib­lio­thèque à gros appétit. Une dizaine d’or­di­na­teurs avec con­nex­ion Inter­net décorent les salles mais le virage tech­nologique s’arrête là. L’avantage ici reste le large choix des col­lec­tions et le prêt de livres.

Mal­gré l’explosion de l’offre numérique à venir, il y aura tou­jours ce besoin, pour beau­coup de per­son­nes, des livres et du lieu physique que représente la bib­lio­thèque Un mem­bre du min­istère de la Culture

Jonathan, étu­di­ant en Langues étrangères appliquées, s’y rav­i­taille régulière­ment en ban­des dess­inées. Per­fec­to cin­tré et dernier album de Largo Winch sous le bras, il appré­cie le ser­vice. Pour autant, le jeune homme de 23 ans émet quelques souhaits : « Si la bib­lio­thèque pro­po­sait plus d’activités en com­mu­nauté ce serait cool. Des ani­ma­tions pour les jeunes, qu’on puisse se ren­con­tr­er, échang­er. Quand on vient ici juste pour emprunter des bouquins, on reste dans notre petite bulle. »

A l’Ob­ser­va­toire de la lec­ture publique, qui récolte les don­nées d’ac­tiv­ité des bib­lio­thèques, on imag­ine déjà la médiathèque du futur. « L’une des ten­dances pour l’avenir des bib­lio­thèques munic­i­pales, c’est d’en faire des lieux axés sur la con­vivi­al­ité en mul­ti­pli­ant les activ­ités, estime Marine Rigeade, respon­s­able de l’Ob­ser­va­toire. On con­state que plus une bib­lio­thèque offre de ser­vices dif­férents, plus elle est fréquen­tée. » Du jeu vidéo, du code, des salles prévues pour la créa­tion de pro­jet, des ate­liers de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, autant de boost­ers de fréquen­ta­tion possibles.

Depuis le 13 octo­bre 2015, la ville de Paris pro­pose une plate­forme sur Inter­net per­me­t­tant d’emprunter des livres numériques. Néan­moins, cette inno­va­tion, offerte par seule­ment 2% des bib­lio­thèques munic­i­pales et inter­com­mu­nales, reste éloignée des pro­jets de modernisation.

« L’objectif, c’est d’aboutir à un “fab lab” (ate­lier de fab­ri­ca­tion numérique) à l’américaine où se retrou­verait des per­son­nes de dif­férents univers », con­sid­ère un mem­bre de la direc­tion du départe­ment des bib­lio­thèques au min­istère de la Cul­ture. « Mal­gré l’explosion de l’offre numérique à venir, il y aura tou­jours ce besoin, pour beau­coup de per­son­nes, des livres et du lieu physique que représente la bib­lio­thèque. Il fau­dra trou­ver un équili­bre pour en faire un endroit hybride où tout le monde peut s’y retrou­ver », prévient-il.

Cass­er l’im­age pous­siéreuse des bib­lio­thèques en se ser­vant des moyens numériquesJulien Prost, bibliothécaire 
Atelier lecture sur tablette à la Louise Michel

Ate­lier lec­ture sur tablette à la bib­lio­thèque Louise-Michel (20e).

Les bib­lio­thèques et les médiathèques ne se lim­i­tent plus à leurs fonc­tions de lieu d’étude et de prêt de livres : pour répon­dre aux attentes mul­ti­ples des citoyens, elles devi­en­nent des espaces de créa­tion et d’animation cul­turelle. Elles offrent la pos­si­bil­ité de se retrou­ver, se ren­con­tr­er, se for­mer, s’instruire et se divertir.

À la médiathèque Louise-Michel, située dans le 20e arrondisse­ment de Paris, on peut tou­jours sen­tir l’odeur des pages jau­nies par le temps ou celle des ban­des dess­inées flam­bant neuves. Mais la pri­or­ité est ailleurs pour cet étab­lisse­ment sor­ti de terre en 2011, con­sid­éré partout comme “la bib­li’ du futur”. Julien Prost, bib­lio­thé­caire sauce numérique à l’al­lure hip­ster, souhaite « cass­er l’im­age pous­siéreuse des bib­lio­thèques en se ser­vant des moyens numériques ».

Dans cet espace de 500 m², où l’on trou­ve une salle de jeu vidéo, un petit jardin col­lab­o­ratif, des tablettes et des salles en pagaille, les col­lec­tions ne représen­tent plus la force de séduc­tion. « Aujour­d’hui on tend non seule­ment au partage du savoir mais aus­si du savoir-faire, observe Julien Prost. On pro­pose de l’ini­ti­a­tion au code, des ate­liers sur tablettes, des tutos et même des cours de tri­cot. On devient un lieu qu’on fréquente par plaisir, sans bar­rière cul­turelle ».

Une expéri­ence amu­sante et finale­ment plus sim­ple que je ne l’imaginaisJuli­ette, venue assis­ter à un apéro des Voyageurs du code 

En ce 24 févri­er, l’as­so­ci­a­tion des Voyageurs du code, dont le but est d’ini­ti­er les gens au code, organ­ise son apéro men­su­el, ouvert à tous, dans l’une des salles de la bib­lio­thèque Louise-Michel. L’événe­ment ren­con­tre un tel suc­cès que la pièce exiguë du pre­mier étage est bondée. Au pro­gramme : des échanges, des ren­con­tres, des amuse-bouch­es et surtout un ate­lier de robotique.

« Vous devez pro­gram­mer le max­i­mum de tâch­es sur nos petits robots », lance Isaline Aude­bert, mem­bre des Voyageurs du code depuis sep­tem­bre dernier, à l’assem­blée. Entre “Ranger Rox” le Mind­storms fétichiste des canards en plas­tique jaune, “Wall-ou” piloté par un Min­ion et “Space” le robot com­bat­tant sans armure, les par­tic­i­pants ont le choix.

Quand pro­gram­mer devient une activ­ité       de bib­lio­thèque municipale

Juli­ette, 25 ans, en ser­vice civique dans la ges­tion de pro­jets inter­na­tionaux, jette son dévolu sur “Space”. Sur les instruc­tions de Mor­gane et Irfaan, étu­di­ants à l’é­cole de l’in­no­va­tion tech­nologique (ESIEE) de Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis), elle tente d’abord de pro­gram­mer depuis un ordi­na­teur les LED parsemées sur le robot bull­doz­er. Après quelques tâton­nements, elle parvient à met­tre cet engin de mal­heur en marche. Elle qui n’a jamais touché au code vit « une expéri­ence amu­sante et finale­ment plus sim­ple [qu’elle] ne l’imaginait ». Son épreuve se ter­mine en acti­vant la détec­tion d’ennemis de “Space” l’hyperactif. A coup de com­man­des sur le clavier, elle lui informe que des lignes blanch­es sym­bol­isent les lim­ites de l’arène. Dès lors, le robot sumo par­court sans relâche la sur­face du ring à la recherche d’adversaires à pousser.

Ces ini­tia­tives con­stituent la recette gag­nante : Louise-Michel accueille chaque jour env­i­ron 800 vis­i­teurs. Un chiffre mon­strueux quand une bib­lio­thèque munic­i­pale clas­sique vise les 200 entrées quo­ti­di­ennes. « On a telle­ment de monde que la porte automa­tique, prévue pour 200 à 300 entrées, tombe tou­jours en panne », s’enthousiasme Julien Prost.

 

Ce sché­ma d’e­space ouvert et diver­si­fié per­met de « ray­on­ner sur la com­mu­nauté du quarti­er, ajoute Julien Prost. Nous ne sommes plus des pre­scrip­teurs, on devient des facil­i­ta­teurs de tech­nolo­gie et de lien social ». Un point de vue que partage Marine Rigeade : « Le mul­ti-ser­vices, c’est la voie à suiv­re dans les prochaines années et il y a de grandes chances qu’il soit devenu la norme dans vingt ans. »

For­cé­ment, la ques­tion de la ter­mi­nolo­gie se posera pour ces endroits de col­lab­o­ra­tion aux mul­ti­ples facettes. Si Julien Prost recon­naît que le nom de bib­lio­thèque munic­i­pale risque d’être remis en cause, il glisse dans un sourire que c’est encore « la meilleure solu­tion car “ateli­er de partage et de créa­tion con­nec­té”, même en 2036, ce ne sera pas très beau. Il fau­dra revoir le naming ».

Crédits pho­tos : © Bib­lio­thèque Louise-Michel et Bruno Cravo